Le commerce équitable à la croisée des chemins

Publié le par Benjamin Jullien

Porté par la vague altermondialiste, le commerce équitable aborde une étape cruciale de son développement. Mais l’initiative du gouvernement visant à réglementer le secteur a creusé le fossé entre partisans des petits pas et adeptes du grand soir, sans vraiment faire avancer le dossier.

En s’alliant à la grande distribution, le commerce équitable s’est certes donné les moyens d’une expansion accélérée, mais n’a-t-il pas vendu son âme ? C’est la question que posent certains acteurs historiques du mouvement, au moment où il bénéficie d’opportunités économiques et politiques sans précédent.

Le marché français du commerce équitable se développe rapidement. Les produits - surtout alimentaires mais aussi textiles - labellisés « équitables » par l’ONG Max Havelaar ont vu leurs ventes décoller, passant de 18 millions d’euros en 2001 à plus de 120 millions en 2005. Mais cette croissance impressionnante (plus de 60% par an) doit beaucoup à l’implication de la grande distribution, souvent pointée du doigt pour ses pratiques commerciales pas franchement équitables, en particulier envers ses fournisseurs. L’intérêt bien compris des Leclerc, Carrefour et Monoprix à faire une place à certains produits issus du commerce équitable a aussi contribué à faire connaître le mouvement, dont le taux de notoriété a atteint 74% en 2006, contre 9% en 2000.

Du côté des vêtements, de l’artisanat et de la déco, le saut est également qualitatif. Dépassés les gilets en peau de yack et les objets passe-partout, aujourd’hui le commerce équitable associe mode de fabrication traditionnel et design moderne, misant sur un style « fusion » et sur des finitions soignées pour séduire des bobos qui veulent bien consommer responsable, mais tiennent à rester tendance.


Cette évolution est le fait de nouveaux acteurs tels que la Compagnie du commerce équitable, qui depuis son entrée sur le marché en 2003 a créé une centrale d’importation - montant ses propres filières « pour pallier la faiblesse de l’offre de mobilier et de décoration », selon son président Frédéric Bailly - ainsi qu’une marque de vêtements équitables, Article 23.


Quelle garantie ?

Cette dynamique nouvelle est en train de transformer l’activité en profondeur, à tel point que certains acteurs historiques se sont inquiétés d’un risque de dérive opportuniste. Car n’importe quelle entreprise peut aujourd’hui profiter de l’engouement du public en se réclamant du commerce équitable sans nécessairement en respecter les principes. La question de la garantie est évidemment cruciale pour préserver la crédibilité du mouvement, mais elle est loin de faire l’objet d’un consensus.

 

Certains misent sur la certification des produits, en amont, par des organismes de labellisation tels que Max Havelaar pour rassurer les clients, et sur l’implication de la grande distribution, en aval, pour décupler les ventes. Toutefois, la légitimité de cette « filière labellisée » dépend entièrement de la rigueur des organismes de labellisation et de leur indépendance vis-à-vis des intérêts économiques. D’autres ont fait le choix de monter des filière équitables de bout en bout. C’est le cas d’Artisans du monde (ADM), qui avec 168 points de vente se présente comme le premier réseau spécialisé de France. Mais les organisateurs de ces « filières intégrées » n’ont à offrir au public que leur propre garantie, et sont donc à la fois juge et partie.


 

 

La France prend les devants

Ce vide juridique a poussé l’Association française de normalisation à engager dès 2004 une vaste concertation, aboutissant en janvier 2006 à un accord sur les « critères applicables à la démarche de commerce équitable » signé par 51 organisations. Ce texte n’a pas valeur de norme, mais il présente l’avantage de poser une définition acceptée par les différents courants du mouvement. Ce qui n’est pas le cas de la loi du 2 août 2005, dont l’article 60 a pourtant apporté au commerce équitable sa première reconnaissance législative.

 

Elaborée en grande pompe par le ministre des PME et du commerce Renaud Dutreil, avec le concours de la Plateforme du commerce équitable (PFCE), qui regroupe ADM et la majorité des acteurs français du mouvement, cette loi prévoit la création d’une « Commission nationale du commerce équitable » (CNCE), chargée d’apporter une « reconnaissance officielle » aux organisations « qui veillent au respect des principes du commerce équitable », en particulier les organismes de labellisation. L’Etat fait ainsi le choix de ne pas s’impliquer directement dans la certification des produits, des importateurs, des grossistes et des distributeurs, transférant en quelque sorte son autorité aux organisation indépendantes de certification qui seront reconnues par la CNCE.


 

 

Positions divergentes

Les membres de l’association Minga - qui regroupe plusieurs pionniers du mouvement tels que la centrale d’achat Andines, fondée en 1987, et l’agence de formation Quatre Mats Développement, qui accompagne des projets de développement durable depuis 1994 – se sont prononcés à l’unanimité contre la loi du 2 août 2005, lui reprochant de cantonner le principe d’équité à la production dans les pays du Sud et aux échanges du Sud vers le Nord.

Minga a donc lancé avec la fédération bretonne du commerce équitable Breizh ha reizh la campagne « pour un commerce équitable partout ! changeons la loi ! », qui rejette une vision du commerce équitable jugée « paternaliste » et accusée de « privilégier la grande distribution », par laquelle transite la majorité des produits équitables labellisés. En refusant de participer à la CNCE ou de solliciter sa reconnaissance, ce courant s’inscrit résolument dans la mouvance altermondialiste, en contestant le rôle prépondérant du profit dans le commerce conventionnel pour en appeler à une révolution en profondeur des modes d’échange à l’échelle mondiale. Ce qui explique sans doute la présence de la Confédération paysanne - plus connue pour son opposition aux importations agricoles que pour son soutien aux petits producteurs du Sud - parmi les promoteurs de l’appel.

 

Retard à l’allumage

Bien que politiquement proche de ces positions résolument antilibérales, ADM – qui s’est notamment félicité, avec ATTAC, de l’échec du cycle de négociations de Doha à l’OMC – a fait le choix de soutenir le dispositif légal négocié entre l’Etat et la PFCE. A condition toutefois que la circulaire d’application reprenne bien les dispositions exigées par la PFCE pour éviter toute « tentative de récupération du concept ».

Car en l’état actuel, les deux textes présentés – loi et décret d’application – n’offrent aucun garde-fou contre l’utilisation abusive du terme de commerce équitable. Et plus de neuf mois après la présentation du décret par Renaud Dutreil, la version définitive de la circulaire n’est toujours pas connue. Ce retard, d’autant plus inexpliqué que le ministre et la PFCE se sont mis d’accord sur le contenu précis de la circulaire il y a un an, ne manque pas d’inquiéter les acteurs du mouvement. Certains, en privé, croient deviner une offensive souterraine des industriels et de la grande distribution pour édulcorer le dispositif. D’autres soupçonnent le ministre de jouer la montre dans l’intention de repasser le bébé à son successeur, plutôt que de risquer une fronde du mouvement en pleine campagne présidentielle. D’autant que les membres de la PFCE ont prévenu qu’ils seraient particulièrement « vigilants » sur « la teneur de la circulaire ».


Evolution contre révolution

Ces exigences étant posées, le délégué d’ADM, Laurent Levard, souligne que bien que centrée sur les échanges Sud-Nord, la loi du 2 août 2005, « n’empêche nullement » de réfléchir « à l’application des principes du commerce équitable aux échanges Nord-Nord ». De plus, elle présente l’avantage de prévoir la « reconnaissance des systèmes de garantie mis en place au sein des filières intégrées », parallèlement à celle des systèmes de labellisation.

Dans ces conditions, pour la majorité des acteurs du mouvement, il serait dommage de laisser passer une occasion de faire progresser leur cause commune, même modestement, au motif que le texte proposé ne règle pas tous les problème du commerce mondial. Selon la conclusion d’un « modéré », ce clivage entre ceux qui veulent faire évoluer le commerce mondial de l’intérieur et ceux qui rêvent de le révolutionner n’est qu’un nouvel épisode de l’éternelle opposition entre réformateurs de gauche, partisans de la politique des petits pas dans le cadre des institutions existantes, et militants d’extrême gauche adeptes du grand soir.

Quand l’Europe s’en mêle

Au niveau européen, où la bataille pour la reconnaissance légale du commerce équitable est également engagée, on considère qu’il s’agit là d’une polémique franco-française. Selon Anja Osterhaus, responsable à Bruxelles du bureau de lobbying de FINE, une structure informelle qui regroupe les différents réseaux internationaux de commerce équitable, ce débat n’a pas lieu d’être, puisque « le développement de la filière labellisée n’empêche pas le mouvement de rester mobilisé pour le changement des règles du commerce international ». Une position clairement exprimée dans l’appel lancé par FINE à l’Union Européenne en décembre 2005, qui rappelait que le « développement des petits producteurs » du Sud et la volonté de rendre le commerce international « plus juste » sont « deux objectifs inséparables ».

Sur la question de la réglementation, FINE s’est prononcé contre l’adoption d’un texte contraignant, par crainte que la Commission européenne, sous la pression des lobbies agro-industriels, n’opte pour des critères trop souples, entrouvrant ainsi la porte de la bergerie. Cette position a reçu un soutien de poids, celui du Parlement européen, à travers une résolution adoptée en juin dernier.

A Bruxelles, on semble donc vouloir privilégier une approche libérale, préférant le libre jeu des systèmes de garantie privés à la perspective d’une intervention publique. Et on souligne malicieusement que même si l’UE devait finalement décider d’instaurer son propre système de reconnaissance, celui-ci ferait doublon avec le dispositif national, qui devrait probablement s’effacer par application du principe de subsidiarité. En résumé, le gouvernement français, du fait de son empressement à se positionner en pointe sur ce dossier, puis de sa valse-hésitation au moment de conclure l’essai, prend le double risque de diviser le mouvement au plan national et d’isoler la France au sein des institutions européennes.

 

                                                                                                                                   BJ 

 

 

Publié dans Service Economie

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